Du détroit de Gibraltar

« Du détroit de Gibraltar, un jeune noir vogue, vogue vers le Maroc tout proche. »[1]
Dans la chanson Gibraltar, Abd al Malik raconte un voyage, en sens inverse. Il passe une frontière qui n’est pas la frontière administrative, mais une frontière intime. Il prend la parole. Il réécrit une histoire que l’on écrit ailleurs, écrit son histoire singulière. Il ne change rien à la situation géopolitique, sécuritaire du détroit, mais en change le sens, le récit.
Le territoire, ses limites, échappe des mains des cartographes. Il ne se limite pas à son aspect physique, purement quantifiable. Il a aussi une part racontée, une fiction qui est tissée par les trajets, les rencontres et les tensions qui le traversent. C’est ce qui le rend impénétrable ou ouvert. Dans le cas de Gibraltar, les polarités opposées de ses deux rives en font un mythe contemporain. L’Union Européenne, avec sa volonté de délocaliser ses frontières, et les émigrants venant d’Afrique, dans leur souhait de mobilité au sein de la mondialisation économique, convergent vers le détroit et y construisent un mur. Mais je ne parle pas d’un mur en dur[2], le mur est un récit, celui des gens qui se sont confrontés à la frontière, ceux qui l’ont dépassée, ceux qui vivent autour.
Une brèche émerge dans l’approche que l’on se fait des frontières. Par le geste d’Abd al Malik, il s’opère une ré-appropriation qui n’est pas celle d’un individu, mais bien une ré-appropriation collective de ce territoire. Il n’y a pas de monopole au récit. Un récit personnel amène une perception ouverte des lieux. Ces espaces sont aussi des espaces intimes.
On peut se jouer des cartes, des frontières, de la géopolitique. Comme une carte renversée du détroit du collectif Fadaiat, il suffit d’un geste de relecture, d’une simple narration pour détourner les vedettes, bouger les miradors d’un poste-frontière. La frontière devient poreuse. La liberté qui en découle est une liberté des mots, des images, des gestes qui entourent la ligne. Chacun peut construire sa propre projection du possible, sans être contraint par des autorités réalistes. La frontière se dissout pour devenir un axe, un flux de paroles. Elle devient un territoire fictif. Les murs, même en parpaings et barbelés, sont franchissables.

Image ci-dessous - collectif Fadaiat, Libertad de movimiento, Libertad de conocimiento, dans Multitudes, Paris, ed. Amsterdam, 2010 n° 43

fadaiat
Bouchra Khalili, dans Straight Stories. Part 1, traverse dans un sens et dans l’autre, en écoutant des récits recueillis sur les rives du détroit, des récits qui brouillent les lignes. Plans séquences en mouvement latéral, à bord d’un ferry, avec une voix off, ce film vogue sur la limite, il n’en est pas affecté. Le défilement de la rive, à l’image, ne peut être déterminé. Il s’agit d’une côte se jetant dans la mer. Le pont du ferry, en avant plan, supporte le mouvement, l’accompagne. C’est le sujet du film. Un navire vogue. L’espace maritime n’a que des limites mouvantes, étendues. Sur le navire, les voix des habitants des rives racontent leurs histoires, se mélangent pour être un chant à plusieurs voix. Le récit commence tout juste à être mouvant, à sortir de la bipolarité. Il se démultiplie pour devenir support de la multitude.


  1. Extrait de la chanson Gibraltar de Abd Al MALIK, album Gibraltar, Paris, Barclay, 2006

  2. Bien qu’il soit construit des murs à Ceuta et Melilla par l’UE …