Mythes subjectifs

Le film Appunti per un’Orestia africana[1] de Pier Paolo Pasolini est une suite de fragments. Ces fragments, montés dans un ordre remarquable, amènent une narration certaine, bien que peu classique.
Les premières séquences du film sont des notes de repérage pour un film en devenir, des images tournées en Ouganda et en Tanzanie. Ces images ont une esthétique très classique du regard d’un européen en Afrique. À ses images s’ajoute une voix off qui amène le spectateur à ré-écrire ce qu’il voit. Ensuite vient une séquence filmée d’une jazz session. Une discussion entre le réalisateur et des étudiants africains de Rome sur les images elles-mêmes vient inter- rompre le film à plusieurs reprises. Ces éléments sont hétéroclites jusqu’au moment où Pasolini décide d’invoquer ces différents moments pour construire son récit. L’importance du montage est ici déterminante. L’interaction entre les séquences fait apparaître un fil rouge, sans que ce fil préexiste aux images.
Arrêtons nous sur les premières séquences. Les images que Pasolini filme en Ouganda et Tanzanie ont une es- thétique documentaire. Elles ont d’abord pour but de documenter le voyage de Pasolini et de lui permettre ensuite de construire un film de fiction (qui ne sera jamais réalisé, faute de fonds nécessaires). Mais ces images ne gardent pas leur statut de document, elles deviennent le support visuel du récit que l’auteur nous raconte en voix off. À la manière de Chistophe de Ponfilly dans son film Massoud l’Afghan[2], la voix off va ré-écrire les images pour nous faire sortir du réel et nous y faire voir un mythe, celui qui est à la base du projet de l’auteur, le mythe d’Oreste. Bien que difficile à joindre, les images documentaires et le récit mythique vont se mélanger et se répondre, jusqu’à la séquence du rituel, où l’on ne distingue plus vraiment la frontière entre les deux. Cette séquence nous montre un jeune homme, peut-être Oreste, rendant hommage à son père défunt. Il est difficile de dire si les images sont une mise en scène ou une réinterprétation. Pasolini, par ce jeu entre fiction et documentaire, crée un nouveau rapport au récit. Il brouille cette frontière classique de l’image en- registrée face à l’image mise en scène, et par là même entre le réel et la fiction.

Images ci-dessous - Captures du film de Pier Paolo PASOLINI, Appunti per un orestia africana (Carnet de notes pour une Orestie africaine), Italie, 1970, 16mm N&B, 65’

orestia 1
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En amenant un mythe classique grec dans le contexte de l’Afrique post- coloniale, il fait émerger un nouveau récit fondateur, ni celui du mythe grec, fondateur pour les cultures occidentales, ni celui du mythe révolutionnaire, fondateur des républiques post-coloniales, mais bien un troisième mythe, à l’image de cette image subjective qui apparaît dans le cinéma par le montage de deux images à la suite. Ce mythe vient réécrire notre perception contemporaine de la situation.
De ce mythe, Pasolini est conscient. Il nous le montre en se confrontant aux étudiants africains de l’Université La Sapienza de Rome. Ces séquences filmées des discussions des étudiants avec Pasolini remettent en question le caractère prophétique, mythologique de l’approche de Pasolini. La naïveté par laquelle le cinéaste veut joindre un contexte politique contemporain avec un mythe ancien est attaquée par ces étudiants fortement conscients des enjeux post-coloniaux. Mais la présence de ces débats n’affaiblit en rien l’apparition de ce mythe subjectif, elle amène en revanche une précision que Pasolini ne semblait pas vouloir dans la première séquence.

La troisième séquence commence avec des images de jazz session de musiciens afro-américains au FolkStudio à Rome. Clairement mis en scène par le réalisateur, les chanteurs déclament en chanson des vers d’Eschyle[3], auteur le plus connu du mythe d’Oreste. Vient ensuite, une séquence d’images du voyage de repérage proche de la première séquence. Le retour à ce matériau filmique est clairement une volonté de nous faire revoir le mélange du réel et de la fiction opéré au début du film, après la confrontation avec les autres fragments.

Image ci-dessous - Captures du film de Pier Paolo PASOLINI, Appunti per un orestia africana (Carnet de notes pour une Orestie africaine), Italie, 1970, 16mm N&B, 65’

pasolini en la orestia
Pasolini, avec ce film, nous propose une nouvelle approche du récit. Ce récit, qui se veut fondateur, se basant sur un mythe classique, nous pousse à changer nos fondements, notre approche classique du réel qui nous entoure. Bien qu’a priori non-politique, ce film est un manifeste nous montrant les armes contemporaines pour combattre la pratique du storytelling[4] (politicienne ou publicitaire). Ces armes sont les contre-récits, les mythes subjectifs nous permettant de percevoir le réel hors d’une lecture suggérée.


  1. Pier Paolo PASOLINI, Appunti per un orestia africana (Carnet de notes pour une Orestie africaine), Italie, 1970, 16mm N&B, 65’

  2. Christophe de PONFILLY, Massoud, l’Afghan, France, 1997, vidéo couleur, 89’

  3. ESCHYLE, L’Orestie, Paris, Flammarion, 2001

  4. Christian SALMON, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007