Décolonisation culturelle

« Lorsqu’un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il sort sa machette ou du moins il s’assure qu’elle est à portée de sa main. La violence avec laquelle s’est affirmée la suprématie des valeurs blanches, l’agressivité qui a imprégné la confrontation victorieuse de ces valeurs avec les modes de vie ou de pensée des colonisés font que, par un juste retour des choses, le colonisé ricane quand on évoque devant lui ces valeurs. »[1]
Les damnés de la Terre, de Frantz Fanon, est publié en 1961. Le texte analyse le système colonial en place en Algérie à la veille de l’indépendance. Il le fait non pas en s’adressant aux colons comme le faisait la majeure partie des écrivains de l’époque mais en s’adressant aux colonisés. Par ce geste, le texte est en soi une remise en cause de la situation coloniale de l’époque.

Par son contenu, Fanon prolonge ce geste littéraire en faisant de son livre un outil de libération dans la lutte des colonisés contre la machine coloniale. Par son métier de psychiatre, il amène un regard analytique sur le système colonial et en révèle le caractère éminemment culturel. Fanon travaille à démonter les récits des colons par la réaffirmation de l’identité des colonisés. Il le fait par une étude de cas de ses patients à l’hôpital psychiatrique. Par l’analyse des traumatismes des colons et des colonisés, il révèle la force de l’oppression culturelle et ses conséquences profondes sur l’identité des colonisés et des colons. Il met en lumière les conséquences du déni de la culture locale dans la colonie au profit de la culture de la métropole. Ce déni entraîne un trouble profond de l’identité du colonisé. Comme le dit Ngugi wa Thiong’o, « les colonisateurs en vinrent, par la culture, à contrôler la perception que le colonisé avait de lui-même et de sa relation au monde. »[2]
Pour Fanon, il faut alors que le colonisé attaque le système colonial aussi sur le plan culturel.
> « Le colonisé, donc, découvre que sa vie, sa respiration, les battements de son cœur sont les mêmes que ceux du colon. Il découvre qu’une peau de colon ne vaut pas plus qu’une peau d’indigène. C’est dire que cette découverte introduit une secousse essentielle dans le monde. »[3]
Cette secousse, c’est la remise en question profonde de la domination coloniale. Et cette remise en cause ne se fait pas seulement par les armes, mais aussi par l’affirmation d’une identité indigène, locale, loin du récit colonial sur le colonisé. Par ce livre, Frantz Fanon pose les bases d’une lutte culturelle de décolonisation.

Image-ci dessous - Couverture du livre de Frantz FANON, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1961

frantz fanon
En 1986, Ngugi wa Thiong’o publie Décoloniser l’esprit. L’auteur, écrivain kényan de langue anglaise, explique son choix politique de ne plus écrire en anglais, mais en kikuyu, l’une des langues populaires du Kenya. Il se situe dans la continuité cette lutte culturelle.
Thiong’o développe dans ce livre une analyse de l’apprentissage de la langue, des langues du Kenya, ainsi que l’utilisation qui en est faite pendant la période coloniale, puis néo-coloniale.

Il place le langage autant comme vecteur de l’identité et de la culture que comme moyen de communication. C’est un choix radical qui l’emmène à considérer l’enseignement obligatoire de l’anglais sous les britanniques comme une forme de violence et de domination plus efficace que le fusil. « Chaque langue en tant que culture est la mémoire de l’expérience collective d’un peuple à travers l’histoire. »[4] En imposant l’anglais, les colonisateurs dénient l’identité locale et imposent au colonisé de se voir à travers les yeux des colons. Le rapport de domination coloniale n’a alors plus besoin de la violence physique et administrative, ce qui débouche sur la situation actuelle de néo-colonialisme.

Image-ci dessous - Couverture du livre de Ngugi wa THIONG’O, Décoloniser l’ésprit, Paris, La fabrique, 2011

nguigi wa thiongo
Face à ce constat, s’est développée une nouvelle forme de décolonisation que l’auteur, en 1986, n’appelle pas encore post-colonialisme. Après une première expérience de théâtre en kikuyu, l’auteur raconte l’importance de l’oralité et de la culture populaire dans la recherche d’émancipation des peuples kényans. Étant donné la faible alphabétisation anglaise du monde ouvrier et paysan, ces deux mondes ont perpétués et maintenus vivante la culture kikuyu. Par la simple démarche d’écrire, de diffuser et d’expérimenter de nouvelles formes dans la langue locale, l’auteur s’attaque violemment à un monopole de la culture et remet en question la hiérarchie des cultures et des langues.
C’est la mise en lumière d’une utilisation violente du langage qui a des conséquences concrètes et politiques, tel que la domination, le déni de soi, la perte d’identité propre. Fanon le dit en ces termes: « Le problème théorique important est qu’il faut à tout moment et en tout lieu expliciter, démystifier, pourchasser l’insulte à l’homme qui est en soi même. »[5] Cette mise en lumière amène à réfléchir un contre-récit, au service de la lutte d’émancipation. Ici Thiong’o a choisi la recherche littéraire dans sa langue maternelle.
> « En ce cas, dites-vous, jetons cet ouvrage par la fenêtre. Pourquoi le lire puisqu’il n’est pas écrit pour nous? Pour deux motifs dont le premier est que Fanon vous explique à ses frères et démonte pour eux le mécanisme de nos aliénations: profitez-en pour vous découvrir à vous-même dans votre vérité d’objets. »[6]
Jean-Paul Sartre, écrivant la préface des Damnés de la Terre, fait le lien entre le discours du colon et son identité. Il demande ce qu’il peut rester du métropolitain après la décolonisation.
« Nous aussi, gens d’Europe, on nous décolonise: cela veut dire qu’on extirpe par une opération sanglante le colon qui est en chacun de nous. Regardons-nous, si nous en avons le courage, et voyons ce qu’il advient de nous. »[7]

Image-ci dessous - Couverture du livre de Edward W. SAID, L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, 1980

edward said
Cette question sans réponse chez Sartre est au cœur de la précise recherche de Edward Saïd sur l’Orientalisme. Saïd commence par poser la question du point de vue personnel d’un chercheur. Un chercheur européen, un orientaliste par exemple, ne peut se placer comme objectif dans sa recherche sur l’Orient, car il est le « produit du processus historique qui s’est déroulé jusqu’ici et qui a laissé en [lui]-même une infinité de traces, reçus sans bénéfices d’inventaires »[8]. Ce qui pour une européen « signifiait et signifie encore que l’on a la conscience, même vague, d’appartenir à une puissance qui à des intérêts bien précis en Orient »[9].
Mais Edward Saïd développe aussi l’idée que l’Orientalisme n’est pas l’étude de l’Orient, mais plutôt la construction d’un Orient imaginaire qui permet aux Européens de se sentir part du même monde, par opposition. L’Orientalisme divise le monde en deux sphères. En définissant l’Orient depuis son propre point de vue, l’Occident ne cherche principalement qu’à se définir lui-même par op- position. L’Orientalisme est donc nécessaire à l’Occident pour avoir un sentiment d’appartenance commun.
Aujourd’hui, la crise d’identité culturelle de l’Occident est la conséquence de la remise en cause des théories orientalistes par les décolonisés. Cette crise est due au sentiment actuel que le monde n’est plus dominé par l’Occident. La domination étant l’élément fédérateur de l’Occident, l’Occident est en train d’éclater en une multitudes d’identités éparses.
Les contre-récits des auteurs de la décolonisation ont donc bien remis en cause la domination contre laquelle ils se sont insurgés.


  1. Frantz FANON, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1961, p46

  2. Ngugi wa THIONG’O, Décoloniser l’ésprit, Paris, La fabrique, 2011, p38

  3. Frantz FANON, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1961, p48

  4. Ngugi wa THIONG’O, Décoloniser l’ésprit, Paris, La fabrique, 2011, p36

  5. Frantz FANON, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1961, p293

  6. Jean-Paul SARTRE , Préface de 1961 à Frantz FANON, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1961, p22

  7. Jean-Paul SARTRE , Préface de 1961 à Frantz FANON, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1961, p31

  8. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, cité par Edward W. SAID, L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, 1980, p39

  9. Edward W. SAID, L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, 1980, p24