Récits prophétiques

Les interviews de Pier Paolo Pasolini ont un statut très particulier dans l’œuvre de cet artiste pluridisciplinaire. Pasolini était écrivain et cinéaste. Son œuvre littéraire s’étend sur tous les genres, de la fiction au journalisme en passant par les scénarii de cinéma et les pièces de théâtre. Mais les interviews auxquelles il a répondu ont un statut différent, elles sont une écriture orale.
L’oralité de ces textes amène Pasolini à s’exprimer avec liberté et lyrisme sans chercher une unité ou une forme littéraire. Bien que sans forme pensée, les interviews de Pasolini ont un style qui est très personnel à l’auteur. Il s’y exprime avec un ton amer et visionnaire sur le réel qui l’entoure et y développe des récits redessinants la société de l’époque. Il mélange aisément le récit de sa propre vie avec les fictions qu’il a écrites et filmées. Sa parole dépasse donc celle d’une personne exprimant son point de vue personnel. Sa parole est multiple; par lui, s’expriment les personnages mythologiques de ses films et les gamins des rues de Rome de ses livres.
Il se permet aussi de remettre en cause le médium utilisé par les journalistes. Il ne joue pas le jeu auquel ils lui demandent de se conformer. Il analyse les questions posées, il interroge les journalistes sur le cadre idéologique qui les limite, il se dérobe à l’image que l’on souhaite lui imposer, etc… Par cette attitude irrévérencieuse, il ne laisse apparaître qu’un personnage mouvant et sans limite précise, comme un des personnages des Frères Karamazov de Dostoïevski[1], gardant une part d’ombre qui le rend réel et palpable.

« Je voudrais que tu regarde autour de toi et que tu prennes conscience de la tragédie. […] Une éducation commune, obligatoire et erronée, qui nous pousse tous dans l’arène du tout avoir à tout prix. Nous sommes poussés dans cette arène, telle une étrange et sombre armée où certains détiennent les canons, et les autres les barres de fer. »[2]

Sa dernière interview[3] est à ce titre remarquable. De par la proximité avec sa mort, elle a été réalisée l’après-midi précédent son décès ; elle devrait tenir lieu de testament. Mais elle s’échappe de ce statut muséal pour être une des interviews les plus apocalyptique qu’il ai donnée.
Pasolini y raconte l’histoire tragique de l’Italie des années 70 et prophétise les années qui vont suivre. Il ne le fait pas dans le statut d’un expert des chiffres comme il est habituel de voir aujourd’hui, mais comme un conteur. Il nous conte l’histoire à venir et par là même il la fait apparaître à la lumière du jour.
Son analyse de la situation est celle de son expérience personnelle, de quelqu’un qui a toujours navigué entre les différentes classes sociales de la société italienne. Mais au- delà, il en arrive à incarner un personnage issue de la mythologie qu’il connaissait (ayant adaptée Medée[4] et Œdipe Roi[5]). C’est cette incarnation qui déplace l’interview vers la prophétie. Pasolini nous y raconte avec précision ce qu’il peut lire dans le réel qui l’entoure. Pour être plus précis, je dirai que Pasolini ne se réfère pas au réel mais au tissu de fictions qui le compose. L’auteur/cinéaste connaît bien la fiction, c’est un commentateur assidu de la littérature et des mythes. Il a adapté plusieurs mythes et récits fondateurs (comme la Bible) dans ses films. Il sait donc parfaitement lire les fictions qui l’entourent. Il use de son art de conteur pour nous montrer ces fictions fondatrices de la société italienne de années 70, mais aussi ce que ces fictions portent en germe.
Par cette lecture, quasi-divinatoire du réel, Pasolini nous donne les clés pour lire et détourner les fictions dominantes. L’actualité de cette interview nous le montre bien, Pasolini est un auteur qui dépasse le cadre de son époque, pour se confronter aux auteurs tragiques de l’antiquité, ou peut-être à St-Jean[6].

« Mais faites attention. L’enfer est en train de descendre chez vous. Il est vrai qu’il s’invente un uniforme et une justification. Mais il est également vrai que son désir, son besoin de violence, d’agression, de meurtre, est fort et partagé par tous. »[7]

La mort de Pier Paolo Pasolini est à l’image de la fiction qui entoure le réel. Les médias de l’époque cherchant à comprendre les faits se sont accordés sur une version. Cette version, très romanesque, est le meurtre de Pasolini par un jeune prostitué. Elle vient enfermer l’auteur dans une image publique ou l’on souhaitait le cantonner, l’homosexuel pervers[8] tué par son propre vice. Mais encore aujourd’hui cette version des faits est remise en cause, par le jeune présumé meurtrier lui-même, et l’entourage de l’auteur. D’autres versions existent, bien qu’aucune ne soit complètement vérifiable. Pour ne pas rentrer dans des détails factuels du meurtre, je souhaite simplement avancer que le flou de ce meurtre est emblématique du statut fictif du réel. La mort de Pasolini est un fait cru, mais les tenants et aboutissants de ce fait dépendent des fictions liées à l’auteur et à l’époque. Ainsi, le réel ne peut être limité à une donnée objective. La frontière entre la fiction et le réel, clairement délimitée dans la tradition européenne, en devient poreuse, voire s’efface, aujourd’hui, comme par influence des cultures de la Méditerranée où mythes et réel se confondent souvent. Cette interview n’est qu’un exemple d’écrits que je nommerai récits prophétiques. Loin d’un quelconque dogme religieux, le récit prophétique est une lecture aigüe du réel par les fictions qui le composent. D’autres auteurs ont pratiqué cette écriture, comme Walter Benjamin, Michel Foucault ou Mahmoud Darwish. Le récit prophétique est un hack de la réalité, pour faire une analogie technologique. Le hack étant l’activité de décortiquer un système (informatique) pour en comprendre la structure et le fonctionne- ment, et d’en trouver les failles[9]. Cette définition peut être appliquée facilement à des auteurs ayant un regard aiguisé sur la réalité. Ce que l’ensemble de ces écrits rend possible est le sabotage des fictions dominantes qui composent la réalité, par la recherche ou la création de failles, et ainsi l’apparition d’alternatives possibles.


  1. Fiodor DOSTOÏEVSKI, Les frères Karamazov, Paris, Gallimard, 1948

  2. Furio COLOMBO & Gian Carlo FERRETTI, L’Ultima intervista di Pasolini, Paris, Alia, 2010, p10 et p15

  3. Furio COLOMBO & Gian Carlo FERRETTI, L’Ultima intervista di Pasolini, Paris, Alia, 2010

  4. Pier Paolo PASOLINI, Medea (Médée), Italie, 1969, 35mm Couleur, 110’

  5. Pier Paolo PASOLINI, Edipo re (Œdipe roi), Italie, 1968, 35mm Couleur, 104’

  6. St-Jean, L’Apocalypse, dans le Nouveau Testament

  7. Après avoir réalisé le film Salò ou les 120 jours de Sodome, Pasolini est accusé de pornographie.

  8. Furio COLOMBO & Gian Carlo FERRETTI, L’Ultima intervista di Pasolini, Paris, Alia, 2010, p20

  9. Article Hack, auteur collectif, dans l’encyclopédie Wikipedia, wikipedia.org/wiki/hack