Propagande

Le langage est le véhicule, l’outil de nos communications quotidiennes mais aussi vecteur d’identité culturelle. Le langage est un cadre qui détermine « le regard porté sur nous-même et sur notre environnement naturel et social, voire sur l’univers entier »[1]. Mais le langage n’est pas un outil objectif, c’est une construction culturelle qui oriente. C’est un outil possédé et construit en commun. Mais c’est un outil fragile de par sa forte porosité, et son évolution constante.

La propagande utilise cette faille du langage pour en faire un outil maîtrisé dans les mains de quelques uns, souvent de l’État. Victor Klemperer, dans son analyse de la propagande nazi[2], nous éclaire sur la forme et les conséquences de la propagande sur le langage et sur l’identité culturelle.

« La performance proprement dite, et, là, Gœbbels est un maître inégalé, consiste à mélanger sans scrupules des éléments stylistiques hétérogènes - non, mélanger n’est pas le mot juste -, à sauter brutalement d’un extrême à un autre, de l’érudit au rustaud, de la sobriété au ton du prédicateur, du froidement rationnel à la sentimentalité des larmes virilement retenues […] C’est comme une irritation de la peau sous l’effet alternatif d’une douche froide et d’une douche brûlante, tout aussi physiquement efficace; le sentiment de l’auditeur […] n’est jamais en repos, il est en permanence attiré et repoussé, repoussé et attiré, et l’esprit critique n’a plus le temps de reprendre son souffle. »[3]

C’est par un vocabulaire neuf et limité que Gœbbels amena le langage à devenir un outil de propagande. Il savait parfaitement qu’en s’attaquant au langage, ce n’est pas simplement au moyen de communication, mais au vecteur d’identité culturelle qu’il se confrontait. Et par une maîtrise des moyens techniques de communication (imprimerie, radio, télévision), « le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente »[4].

Le langage peut donc être transformé en outil de propagande. Cet exemple est révélateur d’une vulnérabilité du langage au contrôle étatique. Aujourd’hui, comme hier, cette pratique de la propagande est répandue, d’autant plus qu’elle est non-visuelle et donc plus « invisible ». On en trouve des traces significatives dans l’image de l’Autre que l’héritage coloniale a injectée dans la culture française ainsi que dans les nouveaux usages du récit par le marketing.

Le marketing narratif, qui a repris les techniques de la propagande, « s’avoue comme une entreprise de synchronisation de visions du monde qui peuvent être antagoniques en termes politiques ou religieux, mais qui se réconcilient sur la grande scène du marché mondial. L’acte de consommer devient alors un exercice de communication, voire de communion, planétaire »[5]. Il opère donc un effacement des différences culturelles, par le langage et les récits.

Mais c’est bien par ce que le langage n’est pas seulement un outil de communication, mais aussi une construction fictive du réel, que le marketing s’y attaque. En changeant les perceptions de l’environnement qui nous entoure, le langage en devient performatif, il a des conséquences concrètes. « Le storytelling [ou marketing narratif] met en place des engrenages narratifs, suivant lesquels les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles »[6].

« Pour Boltanski et Chiapello, le néomanagment développe "des pratiques visant à amener les gens à faire d’eux-mêmes, et comme sous l’effet d’une décision volontaire et autonome, ce qu’on désire leur voir faire, empruntant les figures typiques d’une grammaire de l’authenticité: celle des relations spontanées et amicales, de la confiance, de la demande d’aide ou de conseils, de l’attention au malaise ou à la souffrance, de la sympathie, voire de l’amour". »[7]

Le langage est peut être même un outil d’oppression bien plus puissant et résistant que les armes. Mais le langage n’a pas de monopole permanent. C’est un nouveau champ des « luttes démocratiques » qui apparaît. En plus du « partage des revenus du travail et du capital, [des] inégalités au niveau mondial, [des] menaces écologiques »[8], s’ajoute aujourd’hui « la violence symbolique qui pèse sur l’action des hommes, influence leurs opinions, transforme et instrumentalise leurs émotions, les privant ainsi des moyens intellectuels et symboliques de penser leur vie »[9]. Le langage est donc un des terrains où la lutte pour l’émancipation doit aller affronter la domination, et ce non pas pour une raison symbolique, mais bien parce que le langage est une arme bien réelle.


  1. Ngugi wa THIONG’O, Décoloniser l’esprit, Paris, éd. La fabrique, 2011, p19

  2. Victor KLEMPERER a écrit LTI - Lingua Tertii Imperii : Carnets d’un philologue, en 1947.

  3. Victor KLEMPERER, LTI, la langue du Troisième Reich, Paris, POCKET, 2004, p327

  4. Victor KLEMPERER cité par Éric HAZAN, LQR, Paris, Éd. Raisons d’agir, 2006, p12

  5. Christian SALMON, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007, p43

  6. Christian SALMON, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007, p17

  7. Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO cités par Christian SALMON, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007, p84

  8. Christian SALMON, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007, p212

  9. Christian SALMON, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007, p212