Capitalisme cognitif

Le capitalisme a subi plusieurs étapes dans son évolution. À son époque, Marx décrit l’évolution précédant le XXème siècle; le passage d’une économie immobilière (que l’on peut aussi appelée économie de la propriété foncière) à une économie mobilière, c’est-à-dire une économie du capital. Aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle évolution du capitalisme, d’une économie de la production matérielle à une économie de la production immatérielle. A l’instar d’Yann Moulier-Boutang, on peut appeler cette nouvelle[1] phase du capitalisme, le « capitalisme cognitif ».
> « Cela désigne les activités dans l’ensemble de l’économie, du plus haut au plus bas niveau de l’échelle, des personnes de santé, des stewards, et des éducateurs aux concepteurs de logiciels et des employés de la restauration rapide et des centres d’appels aux créateurs et aux publicitaires […] L’industrie doit informationnaliser ; le savoir, les codes et les images deviennent toujours plus importants dans tous les secteurs traditionnels de la production ; et la production des affects et du soin devient de plus en plus essentielle dans le processus de valorisation. »[2]
Comme le développe Tiziana Terranova[3] dans son intervention à Transmediale 2011, la marchandise prend sa valeur de plus en plus de la société et non plus de la production. Par exemple, un t-shirt prend sa valeur principalement par le dessin imprimé dessus; le dessin amène une plus-value beaucoup plus importante que la production textile du t-shirt. Le dessin étant un signe culturel, la plus-value est produite par la culture à laquelle réfère le dessin[4]. Pour s’approprier les bénéfices d’une telle production, le capital se doit de contrôler la production culturelle.
On assiste aujourd’hui à une privatisation des nombreux domaines liés à la production culturelle; sans être exhaustif, on peut énumérer le cinéma, la musique, l’art contemporain, les sciences, la technique, les savoirs,… Cette privatisation est complexe et multiforme car elle doit s’adapter aux particularités de chaque domaine.
Un exemple simple est le brevetage du vivant. La recherche en biologie/génétique a pour but de comprendre le fonctionnement des formes de vie et à partir de cette connaissance de nous permettre de résoudre certains problèmes qui y sont liés, par exemple les maladies. La privatisation de ce secteur se fait par des brevets sur les découvertes. Au delà du débat juridique sur l’ambiguïté entre découverte et invention, la question politique qui se pose est la propriété privée d’un bien collectif comme le génome humain ou les semences de pommes de terre. Les compagnies privées travaillent à ce qu’il n’y ai pas de limite au privé. Elle cherche a redéfinir les limites entre le public et le privé. « L’apprentissage, l’invention, l’innovation, la création artistique qui possèdent des caractéristiques de biens publics tels que les définit l’économie deviennent le cœur de la valeur économique »[5]. Ces domaines sont naturellement la cible des compagnies, étant la source de la plus-value et du profit.
Cette nouvelle forme de capitalisme amène un nouveau fonctionnement: comme le capitalisme industriel s’attaqua à celui féodal, le capitalisme cognitif remet en question celui industriel. « La nouvelle idéologie du capitalisme privilégie le changement à la continuité, la mobilité à la stabilité, la tension à l’équilibre »[6]. Elle s’accompagne de l’émergence d’une nouvelle classe sociale, la classe créative.
> « Trois types d’action (travail, politique, art), qui étaient bien distincts au XIXème siècle, sont désormais parties intégrantes d’une même attitude et sont centraux dans tous les processus de production. Pour travailler, faire de la politique, produire de l’imaginaire, il est nécessaire aujourd’hui de disposer de compétences hybrides. Cela signifie que nous sommes tous des travailleurs-artistes-activistes. Mais cela signifie aussi que les figures du militant et de l’artiste sont dépassées et que de telles compétences s’acquièrent désormais dans un espace commun qui est celui de la sphère de l’intellect collectif. »[7]
Cette nouvelle classe sociale « propose un nouveau paradigme organisationnel: l’entreprise sans frontière, décentralisée et nomade, libérée des lois et des emplois, légère, agile, furtive, qui ne se reconnaît d’autre loi que le récit qu’elle se donne, d’autre réalité que les fictions qu’elle répand dans le monde »[8]. La fiction apparaît alors claire- ment comme un enjeu de pouvoir, aujourd’hui.
Comme l’illustre, non sans humour, le collectif berlinois DAMTP dans une affiche exposé à la Dadapost gallery en octobre 2011, la classe créative est aujourd’hui un maillon de la chaîne de pouvoir permettant au capitalisme de se maintenir.

(Image ci-dessous - The rise of the creative class, collectif DAMTP, exposé à Dadapost gallery, Berlin, en octobre 2011)

The rise of the creative class
Mais cette classe émergente n’est pas encore consciente d’elle-même. Elle ignore son unité et les enjeux qui la traversent. Comme la classe ouvrière au début du XIXème siècle, la classe créative ne connaît pas encore la place qu’elle a dans la chaîne de pouvoir qui maintient l’idéologie capitaliste. Cette prise de conscience nécessaire passe par la mise en lumière des points communs des individus constituant cette classe sociale. La classe créative ayant pour production principalement de l’immatériel (services, compétences, études, images, …) se confond avec la classe moyenne qui a émergé avec le développement de l’économie du service.
> « Les idées, les images, les connaissances, les codes, les langages, et même les affects peuvent être privatisés et contrôlés en tant que propriété, mais il est plus difficiles de réglementer leur possession parce qu’ils sont très facilement partagés et reproduits. Ces biens sont soumis à une pression constante pour échapper aux frontières de la propriété et devenir communs. Si vous avez une idée, le fait de la partager avec moi, loin de diminuer l’utilité qu’elle a pour vous, l’accroît en général. En fait, pour réaliser leur productivité maximale, les idées, les images et les affects doivent être mis en commun et partagés. Lorsqu’ils sont privatisés, leur productivité diminue considérablement. »[9]
Après avoir pris conscience d’elle-même, la classe créative doit se questionner sur ses moyens de production et subvertir la chaîne de pouvoir qui empêche une émancipation collective.
Le capitalisme cognitif, étant une forme émergente, affronte des contradictions internes que son aîné industriel a déjà surmontées. Ces contradictions sont aussi les lieux possibles d’une résistance à celui-ci. La circulation des récits, la production de contre-récits, la réécriture des mythes, l’hybridation des cultures, la créolisation de l’identité sont « des machines virtuoses, révolutionnaires, radicales que nous disposerons à des points nodaux du réseau »[10] pour saboter ce processus de contrôle de la production culturelle.


  1. Yann MOULIER- BOUTANG, Le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation, Paris, Éd. Amsterdam, 2007

  2. Michael HARDT, « Le commun dans le communisme » dans L’idéedu communisme, conférence de Londres, 2009, collectif, dirigé par Alain BADIOU et Slavoj ŽIŽEK, Paris, Lignes, 2010, p162

  3. transmediale.de/tiziana-terranova-it-introduces-liquid-democracies

  4. «Value is from social relations », Tiziana TERRANOVA

  5. Yann MOULIER-BOUTANG, Droits de propriété intellectuelle, terra nullius et capitalisme cognitif, dans la revue Multitudes, n° 41, Paris, Éd. Amsterdam, 2010, p67

  6. Christian SALMON, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007, p93

  7. Matteo PASQUINELLI, Machines radicales contre le techno-Empire, dans la revue Multitudes, n° 21, Paris, Éd. Amsterdam, 2005, p97

  8. Christian SALMON, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007, p93

  9. Michael HARDT, « Le commun dans le communisme » dans L’idéedu communisme, conférence de Londres, 2009, collectif, dirigé par Alain BADIOU et Slavoj ŽIŽEK, Paris, Lignes, 2010, p163

  10. Matteo PASQUINELLI, Machines radicales contre le techno-Empire, dans la revue Multitudes, n° 21, Paris, Éd. Amsterdam, 2005, p102