Intertexte

« Chaque œuvre n’est que le tissage d’autres œuvres déjà vues »[1]

En 2005, Jérôme Bel entreprend un cycle de conférence autour de ses précédents spectacles : Catalogue raisonné, 1994 - 2005. Une de ses conférences[2] porte sur Le dernier spectacle, 1998; ce spectacle est une suite de variations d’un solo de danse emprunté à Susanne Linke, danseuse expressionniste allemande. Il y raconte les différentes recherches qui l’ont emmenées à cette création chorégraphique. La question de l’emprunt, ou citation, est centrale dans ces recherches. Étant au début comme un thème, cette question se dissout au fur et à mesure de la création. En venant à ne plus voir son travail chorégraphique autour de la citation comme un travail de copiste mais comme un travail classique de création, Jérôme Bel met en lumière la dimension intertextuelle de toute œuvre. Par ce travail de citation et de remix, Bel nous amène à considérer une œuvre non plus comme la production d’un auteur, mais comme un travail collectif d’influences. On peut dire aussi que chaque texte n’est que le tissage d’autres textes.

Image ci-dessous - capture vidéo de la conférence Le dernier spectacle, 1998, de Jérôme BEL, qui a eu lieu aux Laboratoires d’Aubervilliers.

jerome bel
Bel va se référer à la notion d’intertextualité pour se sortir d’une im- passe théorique où le menait la vision classique du droit d’auteur; l’insularité des œuvres. De ce point de vue, une œuvre est seule et entière face au monde, élaborée par un seul auteur, clairement définie, et doit être préservée dans cet état, loin des copistes. L’île étant une image claire pour illustrer ce principe abstrait. Elle rejoint l’image du copiste comme pirate, s’attaquant à l’île-œuvre. Bel sort de ce schéma pour revendiquer ses influences et ses emprunts.

Cette notion d’intertextualité, élaborée d’abord en littérature comparée, s’applique aujourd’hui pleinement aux autres formes de créations. Je l’appliquerai plus précisément aux mythes. Le propre du mythe étant d’être un récit fictif fondant le réel, on peut appliquer la notion d’intertextualité au réel. Le réel est alors comme un tissu de fictions, de récits, de mythes. Ce tissu est appelé culture. C’est par les cultures que l’on perçoit le réel, il n’y a pas de réel sans culture. Le réalisme tente d’affirmer le contraire, mais étant lui-même culture voulant voir le réel nu, à sa manière, il nous montre sa fiction. J’appellerai cette vision la subjectivité radicale; le réel se définis- sant comme perçu et non plus comme existant. Ce point de vue pourrait sembler remettre en cause toute réa- lité commune si on ne précisait pas que les cultures sont une donnée partagée. C’est donc par des cultures communes que nous partageons un réel commun.
Dans Le Maître chat ou le Chat botté de Charles Perrault, « le Chat donne à voir la fondation imaginaire de l’ordre du monde donné pour réel, et l’altère pour faire advenir, en son sein, un monde possible.[3] »

« Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. […] Il y a toujours du langage avant le texte et autour de lui. […] L’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets »[4].

Le réel comme tissu de fictions nous aide à concevoir ce qui nous entoure du point de vue des récits, c’est-à-dire, en cherchant à lire le réel, les fictions qui le composent. Ces fictions sont les codes, les règles, les lois, les convenances, les habitudes, les obligations sociales, les stéréotypes, la discipline, les Histoires, les sciences,… Apparaît alors la possibilité de modifier ces fictions, par l’utilisation subversives des récits. On peut utiliser un récit, avec la performativité qui l’accompagne, pour faire percevoir de « nouveaux paysages du possible»[5].

Image ci-dessous - capture vidéo de la conférence Le dernier spectacle, 1998, de Jérôme BEL, qui a eu lieu aux Laboratoires d’Aubervilliers.

le dernier spectacle 1
le dernier spectacle 2
le dernier spectacle 3
le dernier spectacle 4
le dernier spectacle 5

En revenant à Jérôme Bel, dans Le dernier spectacle, les danseurs commencent toujours le solo en venant dire au microphone une phrase: « Ich bin Susanne Linke »[6]. Cette phrase est clairement performative, elle affirme une identité et la crée par le même acte: le danseur devient Susanne Linke en l’affirmant au microphone. Bien que clairement fictive, la phrase démontre par elle-même sa réalité. Les spectateurs ne douteront pas de la vérité de cette affirmation tout au long du spectacle, bien que plusieurs personnes l’affirment successivement; bien qu’à la li- mite de l’absurde (un danseur-homme affirmant être Susanne Linke), l’affirmation s’appuie sur la convention du théâtre.
Cette exemple nous apprend que le réel « est un jeu de construction, pas une définition. »[7] On peut clairement voir que les récits fictifs ne sont pas des outils pour changer le monde en soi, mais bien plus pour changer l’ordre que nous y construisons.


  1. Julia KRISTEVA citée par Jerome BEL, Le dernier spectacle 1998, France, 2005, video Couleur, 81’

  2. catalogueraisonne-jeromebel.com

  3. Philippe MANGEOT & Lise WAJEMAN, Tours et détours du Chat, dans la revue Vacarme n°54, Paris, Vacarme, 2011, p14

  4. Roland BARTHES, article «Théorie du texte», Encyclopedia Universalis (en ligne)

  5. Jacques RANCIÈRE, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique, 2008, p113

  6. « Je suis Susanne Linke », en français

  7. Philippe MANGEOT & Lise WAJEMAN, Tours et détours du Chat, dans la revue Vacarme n°54, Paris, Vacarme, 2011, p14