Contre-récit

La question de la survivance du colonialisme au XXIème siècle est une question polémique et idéologique. Je me limiterai à constater qu’il y a encore aujourd’hui des personnes qui luttent contre le colonialisme (ou néo-colonialisme). Cette résistance s’attaque aux inégalités Nord-Sud, aux ingérences économiques, aux dominations culturelles. C’est sur le laboratoire culturel que représente cette résistance aujourd’hui que je souhaite m’arrêter.

Face à un déplacement du système colonial depuis une oppression militaire vers une oppression culturelle, l’anti- colonialisme a changé d’outils de résistance. La lutte armée ne peut combattre les fictions installées par la métropole aux cœurs des colonies. C’est donc par une réécriture des ces fictions, par des propositions de fictions que les colonisés peuvent lutter.

Bien que la lutte se situe dans le champ culturel, les enjeux sont proches de la lutte de libération:« le déplacement depuis l’unité d’un savoir hégémonique vers une multiplicité de savoirs situés. »[1] Loin de signifier un enfermement dans une culture locale, c’est bien plus la tentative de sortir d’un modèle limité et de tendre vers une culture hybride, a-centrée, créole.

Pour cela, il est nécessaire de fracturer le récit dominant pour ouvrir « la possibilité de penser, imaginer, écrire et raconter autrement »[2], en dehors de la culture euro-centrée.

« C’est la même faute que si, entreprenant de diviser en deux le genre humain, on faisait la division à la façon dont la font la plupart des gens d’ici: en détachant les Grecs comme unité mise à part de tout le reste, tandis qu’à l’ensemble de toutes les autres races, alors qu’elles sont en nombre indéterminé et qu’elles ne se mêlent pas les unes aux autres ni ne parlent la même langue, ils appliquent la dénomination de "Barbare", s’attendant qu’ils en aient fait un seul genre. »[3]

La question de la nomination est un des fronts de cette bataille culturelle. La posture coloniale a été de nommer par de nouveaux mots toutes choses et personnes non connues des Européens. Ainsi, les peuples colonisés ont été dépossédé des objets et des paysages qui les entouraient, et d’eux-mêmes. Ils ne pouvaient plus se nommer par eux- même. Bien que plus flagrante dans la période coloniale, la question de la nomination est ardemment actuelle, dans chaque contexte néo-colonial ; les zones indigènes ou banlieues en métropole, les anciennes colonies toujours sous influences, les nouvelles zones de conquête occupées non pas militairement mais culturellement.

Les armes de résistance à cette oppression ne sont pas inaccessibles. Elles sont la parole, le chant, le poème, l’expression d’une culture que la culture dominante ne souhaite pas entendre. En 2005, la protestation contre la ségrégation sociale qu’il existe en périphérie des grandes villes françaises a été faite par la violence envers toute représentation de l’État. Ces émeutes sont une forme d’expression inaudible pour la culture française, mais elles sont bien une expression culturelle par la conscience collective que ces événements ont amenée. La même année sort un enregistrement sauvage de musique[4] appelé C7H16, racontant les émeutes à la première personne. La musique diffusée dans cet enregistre- ment est une nomination de soi, une tentative de se représenter soi-même.

« Il y a toujours quelqu’un pour avoir une opinion sur vous. Et ils pensent généralement que leur opinion est la bonne. Ils ne vous demandent pas votre avis sur ce que vous pensez de vous-même. C’est très rare. C’est une forme d’oppression. L’oppression réside dans cette confiscation de notre capacité à être les auteurs de nous-même. Ce sont les termes que j’utilise, ma manière d’y réfléchir. Être les auteurs de ce que nous sommes, nommer ce que
nous sommes. Avoir le droit d’être ce que nous sommes. D’une certaine manière, la société occidentale repose sur le déni de ces droits. »[5]

C’est donc assez simplement que l’on peut définir les armes de lutte contre la culture dominante: les contre-récits. C’est parce que « ces langages minoritaires ne produisent pas seulement des distorsions de sens, mais aussi de nouvelles significations »[6] qu’ils fissurent le récit dominant. Ces récits sont des stratégies de résistance, mais avant tout des récits. Ce qui fait la force de cette forme de lutte est son aspect méta-politique, c’est-à-dire qui agit politiquement sans s’énoncer politique. Les auteurs, les artistes, les personnes qui utilisent les contre-récits comme forme de résistance n’ont nullement besoin de l’affirmer politiquement, d’avoir conscience du côté politique du geste.

La résistance culturelle n’a pas besoin d’organisation, de leader, ou d’avant-garde. C’est une résistance rhizomique, locale et poreuse. Cette résistance est organique et spontanée. On lui trouve un bon exemple dans les révoltes sociales qui on eu lieu en Tunisie et en Egypte en 2011. « Dégage », mot adressé au chef de l’Etat, est purement performatif. Le mot est un ordre adressé au chef par les citoyens; il y a donc retournement de hiérarchie de pouvoir, le peuple prend le pouvoir en commandant au chef de l’Etat.

Les contres-récits sont une forme de résistance exemplaire qui n’est pas à limiter aux luttes postcoloniales. La question de l’oppression culturelle est une question actuelle et globale; la société mondiale se développant de plus en plus du côté des communications et de la création de contenus culturels, la domination récupère ces outils à son propre usage. Le récit dominant, bien que euro-centré, procède aussi bien en Europe à un effacement des différences, à une lecture binaire de l’altérité. Les contres-récits nous aident « au contraire à repenser la représentation / narration de l’altérité à partir d’un point de vue résolument subjectif, partiel, hybride. »[7]

Dans une société globalisée, où les cultures se mélangent de toutes parts, le citoyen est « un sujet par définition hybride, déplacé, déterritorialisé »[8]. C’est donc une mythologie de récits créoles qu’il faut construire pour affirmer son existence.


  1. Antonella CORSANI, Narrations postcoloniales, dans la revue Multitudes, n° 29, Paris, Éd. Amsterdam, 2007, p17

  2. Antonella CORSANI, Narrations postcoloniales, dans la revue Multitudes, n° 29, Paris, Éd. Amsterdam, 2007, p17

  3. Platon cité par Éric HAZAN, LQR, Paris, Éd. Raisons d’agir, 2006, p50

  4. Disponible gratuitement sur http://c7h16.internetdown.org</http:>

  5. Romaine MORETON, « Quand la parole libère (de) l’ecrit, et l’ecrit (de) la parole », dans la revue Multitudes, n° 29, Paris, Éd. Amsterdam, 2007, p112

  6. Antonella CORSANI, Narrations postcoloniales, dans la revue Multitudes, n° 29, Paris, Éd. Amsterdam, 2007, p20

  7. Antonella CORSANI, Narrations postcoloniales, dans la revue Multitudes, n° 29, Paris, Éd. Amsterdam, 2007, p18

  8. Antonella CORSANI, Narrations postcoloniales, dans la revue Multitudes, n° 29, Paris, Éd. Amsterdam, 2007, p17