Ulysse
« Le lore est l’ensemble des traditions et des savoirs d’une culture, les modes essentiels à toute expression, allant des complaintes aux récits, des signes aux peintures, des pas aux danses. »[1]
Le lore est ce qu’il reste du folklore lorsque l’on enlève le folk, quand on le déplace. Le lore est un fragment de culture. Un geste d’avertissement, un signe de reconnaissance, une onomatopée, une légende urbaine, tous signes culturels sont des lores. Ce fragment se déplace, change de signification, évolue, se mélange à d’autres fragments, selon les lieux et les groupes qui l’hébergent. « Comme une bière d’import mise en bouteille pour pouvoir être consommée ailleurs, »[2] le lore se déplace pour s’adresser à d’autres.
> « Les cycles de lore commencent avec les gestes simples de la vie quotidienne. Ils deviennent ensuite des marques de transfert sur les marchés et autres théâtres informels, où l’accent est mis sur la diversité des populations qui se rencontrent. Les publics finissent par se reconnaître à travers une gamme importante de gestes. Ceux-ci se transforment en histoires et en signes qui peuvent circuler à la fois entre eux et à l’extérieur du groupe, en transmettant à ceux qui désirent avoir aussi leurs propres marques. »[3]
Le lore se partage, se répand dans les cultures de manière virale. Il évolue selon un cycle, en perpétuel mouvement. Une illustration contemporaine de ce mouvement est le mème internet. Selon Wikipedia, « un mème est un élément culturel reconnaissable, répliqué et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres individus. »[4] Un mème est le plus souvent une image reprise, imitée jusqu’à épuisement de l’idée. Un mème se répand par la copie et l’imitation dans tout les champs d’expression possible sur internet; on le dessine, on photographie des sosies, on écrit des textes à propos, on fait une chanson pour en parler, des jeux animés inspirés … Au même titre que le lore, le mème n’est pas culture ou œuvre mais simplement fragment pouvant accueillir des sens différents.
Image ci-dessous - exemple de mème: le Nyan cat, http://nyan.cat/
Ces fragments de culture se multiplient en passant d’un groupe social à un autre. L’échange de geste n’est pas un échange d’objet; lorsque l’on donne un geste, il n’est pas nécessaire de se priver d’un geste que l’on pratique déjà. Cet échange est culturel et non marchand. Un geste échangé vient se greffer aux pratiques gestuelles précédentes. Il n’y a pas non plus de propriété unilatérale du geste. Bien que la domination capitaliste innove pour s’approprier la culture, le lore reste incontrôlable.
Ce déplacement du lore d’un groupe à un autre permet aussi à plu- sieurs groupes de cultures différentes de développer un répertoire de signes communs. Ces signes communs sont les prémices d’une solidarité de classes.
> « Le défi posé par la cohabitation de plusieurs cultures resserre de plusieurs crans le mélange des comportements, poussant chacun à être d’autant plus conscient de ses gestes que chaque geste devient un signe et la marque d’une appartenance à une culture. »[5]
Ce déplacement du lore lui permet d’échapper à la censure. Une culture non-européenne est facilement la cible d’une oppression culturelle de l’Empire (néo-)colonial. L’étude du lore permet de comprendre la persistance de culture comme la culture afro-américaine, la culture du magheb, la culture indienne. Par une dissolution dans des éléments infimes, une culture échappe au contrôle et ainsi assure sa survivance.
« La culture vernaculaire circule et survit comme ces mauvaises herbes. Elle n’obéit à aucune frontière, personnelle ou territoriale. Elle traverse les histoires abstraites de frontières, mais peut tout aussi rester où elle est. Partir, rester, c’est du pareil au même pour ces plantes issues d’une culture non cultivée. Elles se greffent sur tout ce qui peut les aider à rester en vie. C’est ainsi que l’histoire vernaculaire évolue réellement. »[6]
Image ci-dessus - photo extraite de Allan SEKULA, Fish story, Düsseldorf, Richter Verlag, 1996
Le lore est un élément d’analyse parfait pour illustrer une résistance par le récit. Le contre-récit est un fragment culturel capable de changer de sens et de forme dans des contextes différents tout en gardant sa charge de possible, de remise en question des récits dominants.
Un contre-récit est comme un navire porte-container traversant l’atlantique. Il se déplace d’une rive à l’autre, portant les fictions d’un pays vers un autre en faisant es- cale dans un troisième, ajoutant ainsi au mélange. La mer n’a pas de routes tracées; il n’y a pas d’autoroutes pour les contre-récits; chaque chemin étant justifié par la survivance du récit. Le long de ces chemins, chaque groupe construit « son propre réseau de fables et de significations. »[7] Ce perpétuel échange est la principale arme que le peuple ait pour aller vers son émancipation.
William T. LHAMON Jr., Peaux blanches, masques noirs, Paris, Kargo, 2008, p112 ↩
William T. LHAMON Jr., Peaux blanches, masques noirs, Paris, Kargo, 2008, p113 ↩
William T. LHAMON Jr., Peaux blanches, masques noirs, Paris, Kargo, 2008, p122 ↩
Article Mème, auteur collectif, dans l’encyclopédie Wikipedia, 2011, wikipedia.org/wiki/Mème ↩
William T. LHAMON Jr., Peaux blanches, masques noirs, Paris, Kargo, 2008, p71 ↩
William T. LHAMON Jr., Peaux blanches, masques noirs, Paris, Kargo, 2008, p105 ↩
William T. LHAMON Jr., Peaux blanches, masques noirs, Paris, Kargo, 2008, p66 ↩